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Karine Tissot : « Trois petites touches de jaune dans le vert »


La coulure a été récurrente dans la peinture, sans qu’elle ait toujours été un motif. Celle du sang ou des larmes a par exemple maculé les représentations de certains martyrs durant la Renaissance. Celle discrète ou maladroite dans d’autres compositions faisait tache sur la toile. Et soudainement, au XXe siècle, la coulure s’empare de la totalité du tableau. Ce qui durant des siècles était considéré comme une erreur ou une maladresse devient un langage. Plus question de traduire des traces, elle est magistrale dans les travaux de Cy Twombly, motif à part entière chez Brice Marden, et le sujet unique des œuvres de Morris Louis. Enfin, en roi de la coulure avec sa technique du dripping, Jackson Pollock fait de cette dernière – sortie directement de boîtes percées – le moteur esthétique de ses toiles. Et la possibilité unique de continuer pour lui à faire de la peinture quand le monde sortant de la Seconde Guerre mondiale ne peut plus croire aux valeurs bourgeoises du passé. Une manière géniale de trouver une solution à l’intérieur du cadre pour en faire surgir des formes nouvelles, inédites, plutôt que de tourner le dos le médium. Poursuivre l’expérience picturale, ouvrir le champ des possibles jusque-là insoupçonnés.

Après ces temps pluriséculaires de retenue, c’est dans ce même état d’esprit que Laurence Cotting fait de la coulure une énergie pure. Compulsive, celle-ci envahit la surface de ses tableaux. Elle est monumentale, mouvante, vivante. Tout en rondeurs, ses coulures prolongent l’histoire de cette émancipation du geste pictural qui a eu besoin de se libérer du carcan de la représentation illusionniste. La nature de la peinture elle-même est magnifiée par son geste qui cherche à en montrer la valeur expressive. Pas de coulure projetée sur un espace vertical chez elle, les siennes sont déposées sur un plan horizontal. De cette manière, elle peut marcher tout autour de son support, travailler à partir des quatre côtés et être littéralement dans le tableau.

Laurence Cotting confronte différents liquides de façon expérimentale pour un résultat festif, stellaire par moment, sans avoir peur de faire télescoper le kitsch avec la surenchère des matières. Disposée horizontalement pendant sa réalisation, la toile est le terrain de rencontres improbables entre des composants à peine modifiés de leur chimie industrielle, comme par exemple « trois petites touches de jaune dans le vert », dit-elle, amusée, et déversés aléatoirement. Dans une attitude proche de celle de Jackson Pollock, l’artiste de Fribourg est perchée au-dessus de la surface posée au sol. Avec l’amplitude de ses gestes, elle y répartit peinture de couleurs et de densités différentes. Accusant le poids des matières, des formes indéfinies apparaissent sur le tableau dont elle se saisit avant le séchage en inclinant simplement le support. « Le coup de pinceau ne m’intéresse pas », précise-t-elle. Tout tient au geste, au souffle. Plusieurs jours sont ensuite nécessaires avant de redresser la toile à la verticale et de laisser, parfois, un surplus de liquide s’écouler encore. Si ses intentions sont clairement engagées par un certain nombre de choix – une peinture liquide, épaisse, à peine teintée ou multicolore –, le hasard joue un rôle considérable dans la réalisation du tableau : constituées par des surépaisseurs, des gouttes, les plages de matière apparaissent avec plus ou moins de relief selon la viscosité du produit, utilisé en dehors des conditions normales d’application. « Une fois qu’elle a coulé du pot, la tache trouve son propre chemin. On ne sait jamais comment ça va se passer à l’avance », explique Laurence Cotting. En d’autres termes, s’il n’y a pas d’accident, il n’y a pas d’œuvre. Et la chaîne d’accidents nourrit le plaisir de faire et de se laisser surprendre. « J’aime rester dans le frais », aime-t-elle à préciser. Entre la volonté déclarée de l’artiste ou le simple accident survenu lors de la réalisation, tout est une histoire de tension : qu’est-ce qui tient de la construction ou de la disparition ? L’équilibre est précaire, il s’agit d’éviter l’écueil du décoratif, d’offrir suffisamment de complexité pour que le regard se perde dans les enchevêtrements de couleurs, de formes et de couches. Laurence Cotting réalise des peintures qui ont envie d’être des peintures pour elles-mêmes, des peintures impermanentes, comme si elles étaient encore en devenir. Organiques, elles sont hautes en couleurs, et donnent à voir un monde riche, comme une forme gaie et explosive de ce que nous nous représentons peut-être du Big Bang.

Karine Tissot, août 2024










 

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